Le terme est à peine exagéré, c’est bien d’une opération qu’il s’agit : il faut des gants pour cueillir puis acheminer les cardons sur la table de la cuisine, un couteau parfaitement aiguisé, une bassine pour laver les tiges à grande eau et des brucelles pour ôter les mauvaises épines qui parviennent immanquablement à s’enfiler dans nos doigts. Qu’à cela ne tienne, l’enthousiasme était au rendez-vous: la préparation des cardons avant Noël est devenue un rituel familial aussi incontournable que celui du jus de pomme en automne ou du sirop de sureau au printemps.

Au delà du canton de Genève pourtant, le cardon épineux n’est pas un légume courant : on le jauge avec suspicion et le confond aisément avec son cousin l’artichaut. Débarquée il y a 30 ans de ma Belgique natale, j’ignorais également tout de ce drôle de légume avant de l’épouser en même temps que Christian, mon genevois de mari. Contrairement à ce dernier, le cardon n’est pourtant pas un genevois pure souche. Originaire des pourtours de la Méditerranée, Cynara cardunculus serait remonté jusqu’en Suisse à la fin du XVII ème siècle, avec la migration des Huguenots : suite à la révocation de l’Edit de Nantes, des cultivateurs du sud de la France trouvèrent refuge dans la cité de Calvin et se mirent à cultiver le cardon entre l’Arve et le Rhône, dans la grande plaine sableuse de Plainpalais. Si le maraîchage a aujourd’hui disparu de ce quartier très urbanisé, le « cardon argenté épineux de Plainpalais » a quant à lui survécu et même gagné en célébrité…

Voilà pour la grande Histoire. Mais revenons à nos cardons : leur petite histoire a débuté sous serre, dans deux plaques de cultures semées en mai par la sous-signée. Sachons prévoir large sachant que les limaces et les campagnols en raffolent ! Début juin, Christian a planté la première série de plantons au potager, tandis que Gaël emportait la seconde dans sa pépinière d’arbres fruitiers, pour en étoffer les interlignes. Adaptés au sec, ils ont résisté aux pires températures mais limité leur croissance au stricte minimum durant tout l’été. Puis peu à peu, les tiges ont commencé à prendre l’ascenseur après les pluies de septembre. En novembre, ils poussaient toujours si bien que nous avons un peu trop tardé à passer à la phase de blanchiment.

Cette étape consiste à priver les tiges de lumière au moins un mois avant de les consommer pour les rendre plus tendres et en atténuer l’éventuelle amertume. En pratique, on attache les tiges feuillées entre elles avec une ficelle, sans trop serrer, puis on les emmaillote de plastique noir ou de cartons : nos sacs de graines ou de farine usagés font parfaitement l’affaire. Dans l’idéal, il aurait fallu les blanchir tout au long de l’automne, pour étaler la récolte avant les premiers gels, auxquels la plante est très sensible. Mais nul n’est parfait: cette année c’est donc dans l’urgence et une semaine avant Noël que nous sommes allés couper à leur base une bonne quinzaine d’énormes cardons.

Les réjouissances pouvaient commencer : couper les feuilles, trier les cardes, et surtout, les débarrasser délicatement de leurs épines légendaires en faisant glisser la lame du couteau de part et d’autre des pétioles. On les rince ensuite dans l’eau (avec un peu de citron pour éviter qu’elles noircissent), on enlève quelques fils façon rhubarbe, puis on les coupe en petits tronçons. Tandis que Christian et Gaël assuraient « épinage » et découpe, je me suis employée à les blanchir quelques secondes dans l’eau bouillante pour en réduire le volume, tout en immortalisant pour vous les différentes étapes de l’opération. Au final, 15 kg de cardes prédécoupées ont rejoint nos dindes dans le congélateur. Nous voilà fin prêt pour Noël, et vous ?

 

 

Gratin de cardons à la genevoise

  • faire cuire les cardons prêts à l’emploi environ 40 min dans l’eau bouillante ou à la vapeur
  • les mettre dans un plat à gratin, saler et poivrer (+ noix de muscade selon les goûts)
  • rajouter 250 ml de crème normale (ou végétale type cajou, riz ou amande)
  • saupoudrer de gruyère rapé et enfourner pendant 20 min à 220°C

Le goût du cardon rappelle celui de l’artichaut et du topinambour. En tous cas, c’est carrément délicieux !

Chardons, cardons & artichauts

Si le cardon, dont on mange les tiges, et l’artichaut, cultivé pour ces capitules, se ressemblent tellement, c’est bien qu’ils ont comme ancêtre commun un chardon méditerranéen terriblement épineux. Sélectionnés par les jardiniers arabes, notamment en Andalousie, ils se sont tous deux répandus vers le nord. L’artichaut (Cynara scolymus) a rapidement conquis les coeurs et l’Europe entière, tandis que le cardon aux épines franchement dissuasives (Cynara cardunculus), a fait peu d’émules ailleurs qu’en Provence, dans le Lyonnais, la Savoie et la région genevoise. Christian a d’ailleurs bien voulu testé une variété inerme, mais en toute objectivité, en a conclu comme le proverbe lyonnais  qu’ «Il n’y a pas de bon cardon sans épines»
Chardon oblige , les fleurs du cardon et de l’artichaut sont particulièrement mellifères, mais le format XXL de leurs capitules les rend encore plus attrayantes. Au printemps, j’ai pris l’habitude d’installer dans les massifs les racines des cardons qui ont survécu à l’hiver, car vivaces, ils fleurissent dès leur deuxième année de croissance. Tout l’été, ils font le bonheur des insectes et en automne, mésanges et chardonnerets piochent inlassablement leurs graines plumeuses, comme en témoigne ces prises de vue d’Antoine…

Joyeuses fêtes et à l’année prochaine!

Aino, Christian, Gaël et Antoine