Au moment où j’écris ces lignes, je suis dans un train qui m’emporte vers la mer, mais mon esprit flotte dans la direction opposée, aux confins des Alpes autrichiennes. Les photos qui défilent à l’écran me replongent dans une ambiance presque surréaliste et prouvent que je n’ai pas rêvé : il y a à peine plus d’un mois, j’étais bien au « Krameterhof », à environ 1400 m d’altitude, au coeur de paysages improbables créés de toutes pièces dès 1962 par Sepp Holzer, célèbre figure de la permaculture de montagne.

De lui, je possédais le livre paru en 2011 aux Editions du Colibri, et j’avais été fascinée par ce paysan à l’imagination débordante, capable de soulever des montagnes pour arriver à ses fins : perpétuer une agriculture familiale diversifiée et auto-suffisante, telle qu’elle avait existé dans la région de Salzburg Lungau pendant des siècles, avant la généralisation de l’élevage bovin et la production laitière. Curieux et énergique, Sepp Holzer avait repris la ferme familiale à 19 ans et s’était mis en tête d’y élever des poissons, de planter des milliers d’arbres fruitiers, et outre les céréales et les légumes, d’expérimenter plein de cultures originales, comme celles des champignons et même des agrumes. Tout ça entre 1100 et 1500 m, à une altitude où on s’attend à ne voir que des alpages broutés par des vaches à grosse cloche! Décrié par ses pairs, harcelé par l’administration, les choix de Sepp Holzer lui ont valu beaucoup d’ennuis, mais aussi énormément de publicité ce qui, au final, a contribué à son succès.

Soixante plus tard, le résultat de son entêtement et de son travail de titan s’étale à perte de vue sur le flanc sud du Schwarzenberg: une superbe mosaïque de jardins aquatiques, d’étangs piscicoles, de vergers, de pâtures et de cultures en terrasse, ponctuée d’abris en tous genres pour les vaches, cochons, moutons et volailles qui participent à la fertilité du lieu; un écosystème mature de 45 hectares, auto-suffisant et d’une biodiversité incroyable, dont s’occupe aujourd’hui Josef Holzer, digne fils de son père Sepp.

J’y étais donc en août dernier. Je ne vais pas vous raconter par le détail toutes les réalisations, méthodes et outils que j’y ai découverts. Je les réserve à un premier article paru le jeudi 22 septembre dans Terre & Nature et à un second prévu l’an prochain dans le magazine des Quatre Saisons. Les photos de mon fils Antoine, qui m’a accompagnée en reportage, vous donnent déjà une excellente idée de la richesse du lieu.

 

Je m’attarderai par contre davantage sur la philosophie du Krameterhof, qui a lui a valu d’être associé à la permaculture dès les années 90. Sepp et Josef Holzer ont en effet développé un excellente compréhension des cycles de la nature et du sol, qu’ils essaient de transposer à l’agriculture pour résoudre des problèmes ou améliorer la production. Comme dans la nature, tout se recycle dans la ferme, et chose incroyable, on s’y passe totalement d’intrants et de subventions ! Le sol est ici au centre de toutes les préoccupations. Nombre de bêtes, couverture herbacée et arborée, rotations et associations des cultures, variétés résistantes… tout est en adéquation pour éviter l’érosion, équilibrer les nutriments, améliorer la rétention d’eau et économiser le travail. «Je ne fais pas de différence entre utiliser l’herbe pour nourrir le sol ou pour nourrir mes animaux» relève Josef Holzer. Les vaches et les chevaux entretiennent les lisières et les fourrés, les arbres fournissent la litière de copeaux où se couchent les bêtes en hiver, les surplus de légumes nourrissent les poissons, la paille et les troncs servent de support aux cultures de champignons,… La diversité des cultures et des élevages est telle qu’il y a toujours quelques choses à écouler pour garantir l’auto-financement de la ferme. Les plantes sauvages comestibles ou médicinales, peu exigeantes en travail, contribuent elles aussi aux revenus de la famille.

Comme j’ai pris toutes mes notes sous un parapluie et une grisaille persistante au moment où l’Europe entière grillait au soleil, je suis tentée de croire que la famille Holzer bénéficie d’un climat très favorable… Mais c’est oublier un peu vite que la température moyenne annuelle au Krameterhof ne dépasse pas les 5°C et qu’il y gèle 160 jours par année. C’est ignorer aussi que les alpages des environs s’érodent fortement sous l’effet des orages violents qui s’abattent sur la région. Non, la résilience de la ferme n’est pas tombée du ciel : elle est le fruit de nombreuses observations, de longues réflexions et de constantes remises en question. «Ce n’est pas le type de sol et le climat local qui font le succès d’un projet, mais bien les nouvelles idées qu’on ose expérimenter et la passion qu’on y met» insiste Josef Holzer, «Voir tous ces jeunes qui retournent à la terre et cherchent les bonnes solutions me rend vraiment optimiste». C’est sur ce message plein d’espoir que j’ai quitté les lieux, avec la folle envie de le raconter à tout le monde…

En savoir plus :
www. krameterhof.at
www.seppholzer.info
– La permaculture de Sepp Holzer, par S. Holzer, édition Imagine Un Colibri, 2011